j’ai pas le temps, mon esprit glisse ailleurs

Déjà, je vous en prie pour la chanson bien ancrée dans votre tête pour les prochaines 24h, je vous assure ça me fait plaisir. Mais surtout, en vérifiant que c’étaient bien les paroles de la chanson, je me suis rendue compte que cela faisait quinze ans que je chantais “j’ai pas le temps, mon esprit, est ailleurs”. Bon, non pas que je chante la soundtrack de Prison Break tous les matins, mais vous voyez ce sentiment de trahison ultime de vous à vous que l’on ressent parfois ? Je suis totalement dedans.

Introduction sans aucun rapport avec le sujet de l’article, terminée.

La dernière fois j’étais sur Netflix en regardant ce sur quoi je pouvais bien jeter mon dévolu, avec toute la force nécessaire qu’il faut pour enfin arrêter de regarder les saisons de How I met your Mother / Friends / Good Girls, pour la — sans exagérer — trentième fois, quand j’ai posé mes yeux sur une catégorie que je n’avais jamais vue avant films de moins de 90 min. 

Avant, on cherchait par réalisateur, acteur, genre ou thématique. Aujourd’hui, on cherche à combler un trou, mais un petit hein, parce qu’on n’a pas le temps. 

On sait que la façon de consommer du contenu a totalement changé ces dernières années, à tel point qu’à un moment donné, la fédération de foot avait pensé à diminuer la durée d’un match afin de se préparer au désintérêt qu’ils allaient rencontrer dans le futur, quand plus personne ne voudrait consacrer autant de temps à regarder d’un match. 

Que les supporters du PSG se rassurent, c’était juste de l’anticipation, et rien n’est gravé dans la roche comme dirait l’autre.

Mais d’où ça vient ce nouveau rapport au temps auquel on fait face ?

Ça a commencé avec le développement de la procrastination.

On n’a pas attendu 2021 pour procrastiner, ça c’est sûr. Alors pourquoi ce mot est-il rentré dans notre vocabulaire depuis seulement une dizaine d’années ?

Parce que plus les années passent et plus l’on donne des termes précis à des situations données. 

Je galère à choisir où je vais passer le jour de l’an parce que j’ai peur de finir dans une soirée dans un appart mal isolé à boire du rosé pas frais sous une boule à facettes = FOBO – Fear Of a Better Option

Je me tâte à sortir mais en même temps je suis claqué de ma semaine, mais je devrais quand-même me forcer et boire un verre de vin pour me motiver à rejoindre les autres = FOMO – Fear Of Missing Out

J’en peux plus de faire un job qui ne sert à rien où personne ne me respecte et où ma hiérarchie ne me considère pas comme un humain mais je n’en parle à personne parce que tout le monde me dit que vue la situation actuelle, je devrais m’estimer heureux d’avoir un job = Burn Out

Je me fais quand-même sacrément chi** à travailler dans cette banque qui ne sert à rien à part me permettre à peine de payer le loyer de mon studio et de survivre dans cette ville que je n’aime pas et dans laquelle il n’y a rien à faire = Brown Out

Tiens, et si je regardais un vingt-troisième épisode de How I met your Mother plutôt que de commencer ma facturation = procrastination 

Mais surtout parce qu’avant Internet, quand on procrastinait, on finissait quand-même par faire quelque chose d’utile, comme lire un livre, faire un gâteau, ranger ses placards ou trier sa salle de bain. Alors okay on ne sauvait pas le monde, mais on y trouvait quand-même une forme d’utilité et donc d’accomplissement.

Puis Internet a débarqué, et avec ça, la capacité de passer des heures à regarder du contenu inutile qui défile sous nos yeux, via des technologies qui nous donnent accès de plus en plus facilement au meilleur, mais surtout au pire. 

Il est devenu tellement plus facile de s’abrutir que de faire quelque chose que l’on veut vraiment faire, qu’il faut désormais être une machine de guerre pour réussir à accomplir les tâches les plus faciles. Parce qu’en plus de la facilité d’accès à tout grâce à Internet, il faut aussi prendre en compte le fait que l’on peut y accéder via le même outil dont on se sert dans un but professionnel : notre laptop.

Cela veut dire que l’on peut tout à fait avoir réussi à se motiver pour enfin s’atteler à notre facturation, pour tout voir se casser la gueule quand on décide nonchalamment d’ouvrir un onglet pour checker un vlog qui nous amenera — on le sait très bien — à en regarder en réalité huit.

On se retrouve donc à consommer du contenu inutile, vautré sur son canapé, avant de se retrouver sous l’eau.

Puis la valorisation du trop de travail est devenue une tendance grandissante.

“Je peux pas, je suis sous l’eau” “Je fais des semaines de 60h en ce moment” “Je fais charette sur charette” “J’ai une to-do à rallonge”

Dans beaucoup de jobs et de secteurs, c’est à un moment devenu cool de trop travailler. Etre surchargé de boulot voulait dire que l’on était important, que l’on appartenait à quelque chose qui marchait bien et où tout collapsait si l’on cessait de finir sa journée de travail à 22h.

Partir à 18h voulait dire que l’on avait ‘posé son après-midi’, et tout était axé autour du présentéisme. Les fonctionnaires étaient montrés du doigts, et ceux qui partaient en vacances avaient bien de la chance de pouvoir le faire “parce que moi avec la charge de boulot que j’ai, je ne peux pas me le permettre”.

Et puis il y a quelques années, on a compris que les boulots qui participaient à cette tendance étaient majoritairement des boulots qui ne servaient pas à grand chose à part justifier des études à 50K€ dans une école privée, et que ne faire que travailler rendait en réalité les gens malheureux. Sans oublier la découverte des autres options que celle de passer ses mardis soirs à finaliser un ppt en mangeant des sushis à 23h. 

Les gens ont décidé de quitter ces jobs, ou de les exercer au sein de boîtes respectueuses de ses salariés et des horaires de travail, de de se reformer, de se mettre en freelance pour adapter ses horaires et son planning, et de travailler moins, mais pour être plus heureux.

Avoir une vie privée et ne pas subir sa vie cinq jours par personne a été une révélation pour beaucoup, et avec ça a débarqué la réappropriation de son temps et de plages horaires qui devenaient tout à coup disponibles. Parce lorsque l’on a que deux heures de disponibles par jour, on est souvent trop fatigué pour faire quoi que ce soit d’utile et on finit la plupart du temps à scroller en attendant que ça passe. Mais lorsque l’on a quatre heures, cinq heures, six heures ; on a envie de faire de plus en plus de choses pour soi. Que cela soit avant d’aller travailler, après, au milieu. Plus on découvre que l’on peut être heureux, même le mardi, plus l’on se donne les moyens de continuer à l’être.

Et tels des enfants pourris gâtés, on s’est habitué à l’immédiateté.

Tout avoir, tout de suite, tout le temps, est devenu la norme de notre époque. On peut regarder une saison en entier sur Netflix, en commandant son déjeuner que l’on reçoit en moins d’une heure, tout en regardant notre Smartphone sur lequel on peut booker des billets d’avion que l’on reçoit directement sur notre boîte mail pour partir à l’autre bout du monde le lendemain si on le souhaite — sans oublier d’avoir vérifié que l’on possède bien les dix-sept papiers nécéessaires liés au Covid pour se rendre dans le pays de son choix. 

On a tout à portée de main, en continu, et il nous suffit désormais d’une empreinte digitale pour pouvoir accéder à à peu près tout de façon immédiate.

Le temps où l’on devait aller au Video Futur pour acheter son paquet de Baff et louer sa cassette que l’on rendait le lendemain me paraît… impossible.

On ne veut plus jamais attendre, et la moindre seconde de “perdue” devient à un moment que l’on nous vole.

Plus on a accès à tout de façon immédiate, plus on est pressé, et plus on a la sensation de ne pas avoir le temps pour quelque chose qui nous prendrait plus de trois minutes. Répondre à un message devient une perte de temps énorme, d’ailleurs on n’écrit plus de message, on envoie des notes vocales en faisant autre chose, en s’éparpillant donc totalement pendant 4’12” alors que l’on voulait juste dire “yes je serai là à 20h à la soirée”. Chaque nouvelle requête nous donne l’impression d’être surmené parce que l’on ne veut plus prendre le temps de faire les choses. Il faut que ça aille vite, autrement ça ne vaut pas le coup.

Alors qu’il y a beaucoup de choses qui valaient le coup mais prenaient du temps avant. Et c’est tout autant le cas aujourd’hui. 

Mais nous avons décidé que cela ne valait pas la peine d’attendre, de subir un peu, pour arriver à vivre quelque chose d’incroyable, étant donné que l’on peut déjà vivre des choses incroyables de façon immédiate. On peut se retrouver à Barcelone en deux heures pour le week-end ; pourquoi faire huit heures de bus pour aller d’une ville à une autre, peu importe la beauté de la ville ?

On veut rentabiliser le peu de temps que l’on a, faire le plus de choses. D’ailleurs on fait désormais les endroits. “J’ai fait les Pouilles”, “j’ai fait la Suède”, “j’ai fait la Thaïlande”. 

Prendre le temps nous permet de retrouver un peu d’humilité, d’humanité et de redonner leur vraie valeur aux choses. 

On voit d’ailleurs un retour aux choses qui prennent du temps, ce qui est parfaitement en lien à ce dont on parlait plus haut concernant la charge de travail et le temps disponible. 

C’est l’apparition du slow cooking, du slow travel, du hygge, de la slow life. On prend le temps de prendre le temps, en oubliant notre to-do perpétuelle qui est loin de prendre congé quand on part en vacances.

Personnellement, vivant actuellement dans un pays où tout prend du temps et où rien n’est immédiat — le choc peut être dur au début, bien qu’habituée grâce à mes voyages — je me rends compte chaque jour à quel point on pense que l’on ne pourrait pas vivre sans cette immédiateté et que l’on serait perdu sans tous ces accès à tout, en quelques secondes, alors que ce n’est évidemment pas le cas. 

Je suis loin de dire que je n’aime pas la facilité que cela nous procure, mais entre nous faciliter la vie et nous la rendre plus compliquée ; la ligne est très fine.

En ce moment, je fais cinq heures de bus pour parcourir deux cents kilomètres, en ayant acheté au préalable mon ticket à un comptoir, puis je vais faire des courses dans cinq endroits différents pour trouver ce que je veux, dans une boutique Vodafone pour acheter de la data et je passe trois coups de fil pour commander un taxi. 

Mais laissez-moi vous dire qu’à chaque fois que je rentre en France, je me fais un plaisir de redécouvrir ce que c’est que de réserver un train depuis un Uber en lorgnant sur les nouveaux restos d’à côté et en bookant tous mes rendez-vous médicaux de l’année via Doctolib (vis ma vie de trentenaire vieille).

Bon, je file, je vais faire ma facturation. Ou regarder Prison Break, je ne sais pas encore.

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