Il y a quelques jours, j’étais à la plage et j’étais heureuse. Je marchais tranquillement en regardant les crabes aller et venir dans les milliers de petits trous qu’ils creusaient sur cette bande de sable de plusieurs kilomètres qu’est la plage de Seminyak à Bali, et je me disais que j’étais heureuse de vivre ici, heureuse d’être fiancée à une personne que je trouve formidable et qui me fait me sentir en sécurité, forte, intelligente et courageuse (à part quand il se fout de moi parce que j’ai hyper peur sur un scooter à Bali. Pour ma défense, les gens conduisent comme des malades ici. Ce qui inclut totalement ma moitié. Fin de la parenthèse.), heureuse de travailler à mon compte et de pouvoir rentrer en Europe voir ma famille et mes amis plusieurs fois par an, heureuse d’être en bonne santé après avoir eu une grosse frayeur en début d’année.
Et pour couronner le tout, l’une des mes meilleures amies était venue me rendre visite à Bali pour me faire un coucou, manger le plus de Nasi Gorengs et boire quelques cocktails.
Le moment était parfait, et on a décidé d’aller se baigner entre nanas pour jouer dans les vagues, parce que malgré notre trentaine, on est resté de grands enfants.
On se faisait bringuebaler dans les vagues super hautes, en s’accrochant tant bien que mal à nos bikinis et notre dignité, quand une vague — un peu plus haute que les autres — est venue s’abattre sur nous. Et alors que je comprenais que je n’avais pas le temps de la prendre avant qu’elle se casse, mon cerveau a estimé qu’il était trop tard pour plonger dedans et a donné comme instruction à mon corps de… ne rien faire.
Juste le temps de m’accrocher désespérément à mes Ray Ban et de me boucher le nez, avant de commencer à faire des roulades arrières pendant de longues secondes, avant de réussir à me relever.
Avec un maillot plein de sable, des cheveux plein de noeuds, une dignité pleine de bleus, et plus de Ray Ban à l’horizon.
J’avais perdu mes lunettes. Celles qui me permettent d’évoluer dans ce monde malgré ma myopie et mon astigmatie.
Mon amie m’a proposée de les chercher, mais de nouvelles grosses vagues arrivaient, j’avais 8 kilos de sable dans la bouche, et si je suis une personne qui voit le verre à moitié plein la plupart du temps, je ne voyais même plus le verre du tout à ce moment-là. La faute à mes lunettes perdues ainsi qu’à ma tristesse.
Alors que je regardais (de façon très floue donc) mon fiancé et mon amie chercher mes lunettes dans le sable, je me demandais où était ma prescription et j’essayais de déchiffrer les adresses d’opticien à proximité sur google maps. Ils ont fait plusieurs tentatives infructueuses et étaient encore plus tristes que moi.
Quand tu aimes quelqu’un, tu es toujours plus inquiet / triste / concerné pour la personne plutôt que pour toi-même, mais c’est une autre histoire, et un autre article.
Je les regardais donc tâtonner le sable, plisser les yeux, en espérant que l’Océan recrache mes lunettes à chaque vague, et me disais que le Monde — le Karma, Dieu, appelle-le comme tu veux — était quand-même hyper drôle.
Cela fait bientôt trois ans que j’ai choisi de ne pas savoir ce qui allait se passer le lendemain. Trois ans que je voyage, sans savoir quel sera le prochain pays, la prochaine mission freelance, le prochain café avec la nouvelle personne que je croiserai en terrasse, le prochain billet d’avion pour rentrer faire le plein d’amour de ma famille et mes amis. Mais depuis quelques temps, depuis que le Monde — le Karma, Dieu, appelle-le comme tu veux — a mis la personne avec laquelle je partage ma vie sur ma route, j’ai envie de prévoir des choses. Pas tout, ni tout le temps, mais un peu plus qu’avant.
J’ai envie que l’on ait une maison (mais le marché immobilier Balinais est lui aussi très drôle), une marque de café préférée et un endroit où l’on préfère acheter nos légumes. J’ai envie d’avoir ce que j’ai toujours fui : une routine, avec lui. Me réveiller dans notre lit, me laver dans notre douche, petit-déjeuner dans notre cuisine ou dans notre jardin, travailler à mon bureau, cueillir une orange dans notre arbre fruitier que je n’aurais pas tué après une semaine, et retourner dans notre chez nous après chaque voyage où l’on ne prévoira rien, toujours aussi amoureux du spontané et du désorganisé dans un monde où tout le monde essaie de te pousser dans une case, un pays, une ville, un job.
Mais si tout cela paraît simple, il y a tout ce que l’on ne peut pas rêver mais que l’on doit malheureusement vivre : les visas, l’insécurité du freelancing, les jobs qui arrivent et parfois repartent, les endroits desquels on bouge sans cesse, les pays dans lesquels on ne se sent parfois pas bien, les lois, les moeurs, les interdictions, les valises que l’on fait, défait, refait, les choses perdues, la fatigue.
Et pourtant c’était si long, drôle souvent, triste parfois, et juché d’embûches de finalement trouver ma personne, que j’étais sûre que le reste ne pouvait qu’être trop facile. Mais la vérité, c’est que peu importe à quel point tu as envie de prévoir les choses, d’être organisée et de résoudre tous les problèmes techniques de ta to-do list, ce n’est jamais vraiment toi qui décides. Et sur cette plage de Seminyak, à voir tout troublé sans mes lunettes, j’ai vraiment vu avec beaucoup de clarté l’ironie de la chose.
Je n’allais pas décider de quelle vague me rendrait mes lunettes, ni si l’Océan me les rendrait en fait un jour. Alors j’ai décidé de faire la seule chose qui arrêterait de me rendre triste : j’ai lâché prise. Il ne s’agissait que de lunettes, personne n’était mort ou blessé — même si j’avais du sable dans des orifices insoupçonnés — et moyennant quelques centaines d’euros et 48h d’attente, je pourrais y voir de nouveau clair.
Et alors que j’allais me lever pour replier ma serviette, j’ai entendu mon amie hurler et lever le bras en l’air. Je ne voyais pas ce qu’elle tenait, mais j’ai couru vers elle, en essayant de ne pas rentrer dans les gens ni de marcher sur les crabes, et en me rapprochant, j’ai vu qu’elle tenait fermement mes Ray Ban et qu’elle souriait de toutes ses dents. Je l’ai prise dans mes bras et on a fait des bonds sur la plage.
J’ai mis mes lunettes, et tout était net : je ne retournerai plus jamais dans les vagues avec mes lunettes sur le nez, et si je ne pouvais rien prévoir sans inclure le fait que le Monde — le Karma, Dieu, appelle-le comme tu veux — avait toujours le dernier mot, j’avais au moins réussi à m’entourer de personnes qui étaient capables de retrouver une paire de Ray Ban dans l’Océan Indien.