Et de l’astigmatie aussi pour être honnête, parce que déjà à la cantine où l’on devait choisir entre yaourt et fromage, j’avais du mal à prendre une décision. Et à m’y tenir.
Les lunettes, c’est mignon. Je trouvais ça mignon quand j’avais 8 ans. J’avais des lunettes rondes, colorées, je trouvais ça chou. A part les quelques tyrans de l’école qui se moquaient de moi (je me souviens de toi, Yannis. Et quand ta mère t’a déguisé en citrouille pour Halloween alors que tu avais déjà clairement trop forcé sur les Kinder les 7 années précédentes, je n’ai rien dit. Moi.), je ne voyais pas de problème à l’idée de porter des lunettes.
Et puis j’ai grandi, j’ai eu des lunettes de repos — comme une bonne partie de la population. Que je ne portais pas assez — comme une autre bonne partie de la population.
Et au fur et à mesure des années, j’ai commencé à voir flou un peu plus souvent : derrière mon ordi, au cinéma, en réunion, dans la rue, au restaurant, dans l’eau, au sport. Partout.
J’ai raté beaucoup de balles de tennis, mangé beaucoup de crochets du droit, ignoré quelques personnes sans le vouloir, et eu la sensation d’être complètement à côté de la plaque beaucoup trop de fois chez l’ophtalmo.
— Ce sont des LETTRES Mademoiselle Cistoldi.
Mais j’avais peur. Peur de tout ce qui touchait aux yeux de près ou de loin. Peur des gouttes, du crayon dans la muqueuse, d’avoir un moucheron qui s’était suicidé sur mon globe. Ma mère m’avait transmis sa phobie, sans me laisser l’option de choisir la mienne.
Et puis je suis passée de voyages quelques fois dans l’année à voyages en full-time, et donc de plage en full-time, et donc de snorkelling en full time ; l’une de mes passions : regarder les poissons. Et puis j’ai arrêté de rater les balles de tennis, mais j’ai commencé à rater les poissons clowns, les chirurgiens à poitrine blanche, les poissons papillon, les tortues. J’ai raté DES TORTUES.
Bon, je l’ai retrouvée ensuite, mais quand-même.
Alors je me suis renseignée sur l’opération. Doucement, j’ai touché de la phalange l’éventualité de me faire opérer. Je suis allée voir un ophtalmo qui a commencé à m’expliquer que l’opération était simple, sous anesthésie locale.
— Ah. Ce n’est pas général ?
— Non vous devez être consciente.
— Ah. Vous êtes sûr ? Et comment se déroule l’opération ?
— Très sûr. Alors on commence par vous faire attacher les paupières pour que vous les gardiez ouvertes…
Orange Mécanique.
— Et puis à l’aide du laser on vous découpe une petite fenêtre sur le globe oculaire, que l’on enlève…
Orange mécanique en pire.
— Et l’on vient délicatement modifier la forme d’une partie du globe oculaire…
Putain Orange Mécanique x Rob Zombie dans un mauvais jour.
— Pour ensuite recoller la petite fenêtre que l’on avait découpée au préalable. Ça va Mademoiselle ? Vous êtes toute pâle.
Je n’étais pas toute pâle, j’étais couleur brique de lait végétal coco, et je transpirais franchement du sourcil. Parce que ce n’est pas sous prétexte que tu mets le mot délicatement dans ta phrase que je vais oublier que tu es en train de me dire que tu vas me découper l’œil, en changer sa forme, puis me refermer l’iris. Délicatement.
J’ai bien rangé cette expérience traumatisante dans un tiroir quelque part dans un coin très sombre de ma tête, j’ai tout fermé et j’ai jeté la clef. Délicatement.
Deux ans ont passé, et le fait de ne pas voir devenait de plus en plus problématique, mais ce qui me dérangeait franchement, c’était l’idée d’avoir peur de quelque chose que je n’avais pas choisi.
Et de n’avoir aucune chance de survie si mon avion se crashait sur une île déserte et que je perdais mes lunettes dans l’accident, mais c’est une autre histoire.
J’allais porter des lunettes toute ma vie et rater des tortues pour une peur qui n’était pas la mienne.
J’allais ne pas bien voir, parce que j’avais une peur ancrée qui ne m’appartenait pas.
J’allais rater des tortues. Pour une peur empruntée.
Non. J’allais bien voir. J’allais bien voir sans lunettes.
Après avoir trouvé une spécialiste du LASIK — la technique grâce à laquelle j’ai été opérée — qui a eu l’intelligence de ne pas m’expliquer pas à pas comment on allait me découper l’œil, j’ai pu poser toutes les questions auxquelles je voulais vraiment des réponses.
— C’est efficace à 100% ?
— Oui.
— Personne ne s’est jamais retrouvé aveugle après l’opération ?
— Non.
— Et ça ne fait vraiment pas mal ?
— Vraiment.
— Comment vous pouvez savoir, vous ne portez même pas de lunettes.
— Parce que j’ai été opérée avec la technique LASIK.
— Oh. Et alors ?
— Meilleure décision personnelle de ma vie.
Waouh. La meilleure décision personnelle de sa vie. Genre avant de se marier, ou de choisir ce sport, de vivre dans cette ville, ou d’adopter son chien. Je ne pense pas qu’elle ait de chien maintenant qu’on en parle.
Je pensai entre deux questions à toutes les meilleures décisions personnelles de ma vie :
Partir voyager en full time il y a quatre ans, remercier chaque jour mon corps de me permettre plein de choses en le nourrissant de produits sains et d’eau, arrêter de parler à cette personne, insister pour avoir un test Covid quand je pensais mourir à Zanzibar, aller à cette soirée alors que j’étais fatiguée et rencontrer l’homme de ma vie, le rejoindre en Egypte au lieu d’aller en Ouganda voir les gorilles au dos argenté, l’épouser quelques années plus tard, continuer de voyager avec les filles minimum une fois par an même si l’on habite toutes loin les unes des autres, continuer de voyager seule même si je ne le suis plus, commencer le volontariat il y a dix ans, ne fumer plus qu’une cigarette de temps en temps…
— Et pour le truc qui me tient les yeux ouverts, ça me fait peur.
— Mais non, pas de quoi avoir peur, c’est un tout petit bout de scotch. N’allez pas vous imaginer une scène à la Orange Mécanique.
J’adore cette nana.
Mais le jour de l’opération, quand ils m’ont mis le bout de scotch pendant l’étape 1, et un truc bien pire pendant l’étape 2, je l’adorais beaucoup moins bizarrement.
— Je peux prendre un truc pour me détendre avant l’opération.
— Oui, un relaxant c’est bien.
— Je peux en prendre huit ?
— Non. Un relaxant, c’est bien.
J’ai continué de lui poser une trentaine de questions, auxquelles elle a répondu, toujours en souriant, toujours en me rassurant. On a fixé la date des examens pré-opératoires, celle de l’opération un mois plus tard, j’ai récupéré mon petit dossier et je suis partie le cœur léger.
Et puis j’ai de nouveau tout bien rangé dans un petit coin de ma tête en essayant de ne plus trop y penser.
Quelques jours avant, j’avais peur.
J’essayais de me concentrer sur le positif de ce que cette opération allait rendre possible : voir des tortues, ne pas devoir chercher mes lunettes, en vain, parce que je ne les porte pas et donc ne vois rien, voir d’autres tortues, m’acheter des lunettes de soleil sans devoir les mettre à ma vue, courir dans la nature sans lunettes, nager sans lunettes et donc ne plus les perdre dans l’Océan Indien, là où je pourrais voir plein de tortues, aller à la salle sans lunettes, aller en date avec mon mari sans lunettes, le voir bien quand on s’embrasse.
Et d’oublier mes questions paniquées que je posais en continu :
— Si je devenais aveugle tu continuerais de m’aimer ? Et si je meurs à cause de l’opération, tu referais ta vie ? Si je venais te hanter parce que je suis morte à cause de l’opération, tu m’aimerais même si j’étais un petit fantôme ?
Le jour J, j’avais peur. J’ai mangé deux noix de cajou pour ne pas tomber dans les pommes, et je les ai faites descendre avec une gorgée d’eau. Je me suis délestée de 3000€ à l’accueil de la clinique, et j’ai précisé que j’avais pris mon calmant il y a une heure, comme prévu. Vingt minutes avant l’opération, le calmant ne m’avait pas du tout calmée, alors j’en ai pris un autre. Et quand on a appelé mon nom, j’en ai avalé un troisième.
Quand je me suis installée sur le siège au bloc, ma médecin m’a dit qu’elle était impressionnée parce que j’avais l’air hyper détendue. Je lui ai dit que j’avais pris trois calmants. Elle a souri, m’a dit que ce n’était pas bien, et m’a mis des gouttes dans les yeux pour les anesthésier.
Je ne décrirai pas l’opération, qui a duré environ vingt minutes, parce que si l’on me l’avait décrite, je n’aurais jamais, jamais, JAMAIS sauté le pas, et je suis tellement heureuse de l’avoir fait. Parfois, c’est mieux de ne pas trop savoir. Comme quand on mange un bonbon et que l’on se demande ce qu’il y a dedans, ou le nombre de calories dans la raclette, la profondeur de l’Océan dans lequel on nage là, tout de suite, ou comment quelqu’un qui n’a jamais rien vu peut un jour, y voir net.
Ce n’est pas la meilleure décision personnelle de ma vie, mais elle est plutôt haut dans le top 5.
Après l’opération, on m’a dit de récupérer mes affaires, que je ne trouvais pas donc, parce que je ne voyais rien. On m’a finalement aidée, on m’a remise à mon mari tel un petit colis DHL et on m’a nourrie, abreuvée, scotché des coques de protection pour mes yeux, et mis des podcasts dans les oreilles pendant les 24h qui ont suivi.
Grâce à mes trois calmants, j’ai très très bien dormi, étonnamment.
Je pensais bien voir quelques jours plus tard, comme je l’avais lu dans des témoignages glanés sur Internet, mais la gêne et l’inconfort qui ont suivi pendant trois semaines, pas tous les jours mais régulièrement, ont complètement terni le résultat auquel je m’attendais. J’ai eu très peur car on ne m’avait rien dit de ce qui était normal ou non, et le suivi post op avec l’absence pendant deux semaines de la Docteure qui m’a opérée n’a rien arrangé.
J’ai heureusement eu le soutien sans faille de mon mari, qui m’a suppliée d’arrêter de regarder des témoignages sur Internet, et des retours de personnes opérées qui m’ont rassurée sur les douleurs et gênes qu’elles avaient elles aussi ressenti.
Les gènes ont disparu, et j’ai pu commencer à profiter de voir les choses, de façon nette, sans lunettes, pour la première fois. Outre le bonheur de pouvoir m’épiler les sourcils sans lunettes ou de ne pas chercher mes lunettes sans lunettes et donc de perdre cinq minutes douze fois par jour, j’ai été émue de pouvoir courir et de voir ce qui m’entourait.
Je me dis que si je finis sur une île déserte, j’aurais toujours zéro chance de survie parce que je ne serai pas capable de tuer des animaux pour survivre, mais au moins je pourrais regarder quelques jolis couchers de soleil sans qu’ils ne soient flous.
En attendant, j’ai booké des billets pour les Philippines, toujours à la recherche des petites tortues qui secouent leurs nageoires à côté de moi, virevolant dans un ballet aquatique poétique, afin de pouvoir les observer, à distance, et ce sans en louper une miette.
Délicatement.