Il y a des matins où tout paraît simple. On se réveille naturellement, il fait beau, pas trop chaud, le café est servi sur la terrasse et les premiers messages qu’on lit sont ceux de personnes que l’on aime qui nous envoient des ondes d’amour.
Et puis il y a les matins où la terrasse est dégueulasse parce que des gens ont fait la fête la veille sans nettoyer après eux, laissant sur toutes les surfaces un film collant qui a attiré toutes sortes d’insectes. D’ailleurs l’un des insectes est collé sur son dos, sans pouvoir décoller ses ailes de la table, agitant ses petites pattes dans le vide. On prend alors une feuille pour lui décoller les ailes en faisant bien attention de ne pas les lui abîmer, et on le pose sur la rambarde, pattes sur le bois, en se disant que ce n’est peut-être pas une journée pourrie après tout ; il n’est que 7h12 et on a déjà sauvé une vie. Et, alors que l’on regarde la vue en souriant, un corbeau passe à côté de nous, s’empare de l’insecte et se perche sur une poutre pour le manger goulûment, tout en nous regardant, avant de s’envoler.
Je suis née du bon côté de la barrière. J’ai un passeport européen, je suis blanche, et ai grandi en France dans de jolies maisons aux jardins entretenus. Mes parents m’ont toujours donné un toit au dessus de la tête et assez de nourriture (un peu trop de Quality Street si vous voulez mon avis, mais je pense que j’étais tellement reloue que ma mère espérait secrètement que je fasse une crise d’hyperglycémie), j’ai eu accès à l’éducation et ai pu suivre les études supérieures que je voulais, dans la ville que j’avais choisie. J’ai toujours pu choisir mes amis (à part quand ils étaient vraiment nuls et que ma mère me suggérait que je méritais de m’entourer de personnes qui volaient un peu plus haut) (merci maman), et surtout, j’ai toujours pu choisir mes amours.
Je n’ai jamais dû me battre auprès de ma famille ou de mes amis pour faire passer mes convictions et jamais, jamais, on ne m’a reniée pour des décisions qui ne concernaient que moi et le bonheur que je voulais pour ma vie personnelle ou professionnelle.
Alors oui, je suis une femme, et j’ai compris il y a déjà quelques années que cela voudrait dire que je serai amenée à me battre en permanence, plus ou moins fort, pour que ma voix soit entendue et que je sois respectée. Et je l’ai accepté. Se battre pour ses idées, pour ses valeurs, et celles des autres, ça rend fort. Ça rend concerné, ça rend beau.
Parler pour ceux dont la voix résonne moins est une chance que l’on a et que l’on devrait tous et toutes utiliser.
La découverte d’un élément difficile à avaler
Après avoir découvert que les couples mixtes (une personne Egyptienne et une personne d’une autre nationalité) non mariés ne pouvaient pas partager une chambre en Egypte, j’ai ri. J’ai ri parce que je n’y croyais pas. J’ai ri comme je ris quand on me dit qu’une femme a besoin d’un homme pour la défendre. Je ris nerveusement. Et croyez-moi quand je vous dis que c’est le pire des rires. Celui qui fait serrer la mâchoire et lever les yeux si hauts que mes sourcils viennent saluer mes cheveux.
J’ai commencé à lire des articles, des forums, j’ai appelé des amis du moyen-orient, du Maghreb, des amis musulmans qui vivent en France, des amis non-musulmans nés au Maghreb qui vivent en Europe. Et j’ai écouté. J’ai écouté tous ces gens qui me disaient que oui, c’était bien réel, qu’il s’agissait d’une loi Égyptienne empêchant les couples de partager une chambre si l’une des deux personnes du couple possédait un passeport Egyptien.
Dire que je suis tombée de ma chaise serait trop léger. Je suis tombée de ma chaise, qui est tombée du rooftop où j’étais assise, entraînant le bâtiment sur lequel je me tenais, à cause duquel un trou d’un diamètre de plusieurs kilomètres s’est formé dans la terre.
Comment ça je suis un peu dramatique ?
Le rejet
A chaque fois que j’apprends une nouvelle qui me dépasse, j’ai cette réaction que tout le monde a : le rejet. Ce n’est pas possible, je décide de ne pas accepter la situation, cela ne peut pas être vrai, il y a forcément une erreur dans ce que j’ai lu / entendu, et tout ceci n’est qu’un énorme malentendu qui sera bientôt résolu.
Je décide de ne pas vouloir croire ce que je n’aurais jamais pu imaginer en me disant que l’on ne peut pas en être là à notre époque et que cela ne peut pas arriver. Comme quand une situation trop irréelle arrive ; comme ce Français qui est enfermé dans une prison Turque depuis trois ans et demi parce qu’il a commandé un produit dont l’un des composants était interdit en Turquie. C’est tellement ridicule et délirant que lorsque l’on m’a raconté ça, j’étais persuadée que le mec avait dû passer quelques jours en prison avant d’être relâché. C’est après avoir lu plusieurs articles que j’ai réalisé que cette situation était bien réelle et que Fabien Azoulay vivait bien un cauchemar depuis plusieurs années en se demandant à quel moment sa vie avait pu foutre le camp à ce point-là.
A un “moindre” niveau, on m’a bien confirmé que je ne pourrais pas dormir dans la même chambre que la personne que j’aime, parce que les libertés continuaient parfaitement d’être bafouées dans certains pays qui se cachent derrière la religion pour excuser leur archaïsme ridicule. J’ai donc refusé la situation et me suis dit que cela ne s’appliquerait pas à moi. Que cela ne s’appliquerait pas à nous.
Bon, et ensuite j’ai appris que l’on avait de grandes chances de finir en prison si l’on se faisait dénoncer. Et moi je n’aime pas voir les gens tout nus, alors les douches communes dans une prison Égyptienne, ce n’est pas vraiment en haut de ma liste.
De l’incompréhension que NOTRE liberté puisse être bafouée
On sait qu’il y a des inégalités dans le monde. On lit, on écoute, on regarde. Et même si l’on se sent dépassé, on essaie de se battre pour ce qui nous tient à coeur, ce que l’on ne trouve pas juste. Mais on garde toujours cette distance. Celle qui nous fait nous sentir protégé, à l’abri des mauvaises choses qui pourraient nous arriver, à nous, bien confortablement installé dans notre canapé en se disant qu’il n’y a vraiment rien à regarder sur Netflix.
Quand on a un passeport Français, on n’a pas toujours conscience de la chance que l’on a d’être née — ou d’avoir des parents nés — sur un territoire de libertés qui nous permet de vivre notre vie comme on l’entend. On a évidemment des progrès à faire, mais en voyageant dans des pays où les droits sont bafoués et où les êtres humains ne sont que trop peu respectés, on réalise à quel point notre liberté est capitale. Quand j’étais plus jeune, j’avais entendu un invité d’un plateau télé répondre “la liberté”, à la question “qu’est-ce que vous aimez le plus en France ?”. J’avais trouvé la réponse nulle. La liberté, c’est quelque chose de tellement normal, tout le monde en a. C’est une notion fondamentale que personne ne peut enlever à l’humain. Mais j’avais treize ans, et j’étais bien loin de me douter que Michel Drucker (oui, c’était Vivement Dimanche si vous voulez tout savoir) posait des questions moins débiles que ce que je pensais.
On n’imagine pas pouvoir manquer un jour d’une chose que l’on a toujours eue.
La colère
On arrive au moment que j’adore. A ce niveau-là, ça devient difficile d’être raisonnable, et quasi impossible d’être raisonné. Tout déborde. Tous les bouchons sautent, l’ego a pris le dessus, on a fait taire toutes les voix de la raison et on a enfilé protège-dents, bandes, et gants en moins de trois minutes. Pas besoin de casque, on y va au talent. Le premier à nous mettre un coup n’est pas né et on serre tellement les dents que le protège-dents s’enfonce doucement dans nos gencives. Et ça nous fait du bien. On a besoin de la douleur pour garder un rapport à la réalité parce que l’on se fait peur. On se fait peur parce que l’on sait de quoi on est capable et on n’a pas envie d’en arriver là. On essaie de rappeler Bruce, mais Hulk pointe le bout de son nez et n’a pas l’air d’être dans un bon jour.
Je ne sais pas pour vous, mais toucher à ma liberté ; ça me met dans une rage dingue. Toucher à celle d’une personne que j’aime ; ça me met en mode personnage de Tekken sous cocaïne.
La culpabilité
Alors que la colère monte en puissance, on réfléchit à tous les moments où l’on a été dans ces états. Et au fur et à mesure que l’on se ballade dans nos souvenirs, on réalise que tous ont un point en commun ; nous.
On ne se met en colère que quand cela nous concerne ? Ou notre entourage proche ? Mais quel genre d’humain est-ce que l’on est ? La culpabilité envoie un crochet du droit à la colère, le protège-dents saute, la tête tourne — merde, on aurait dû le mettre ce foutu casque — on reste par terre sans trop savoir quoi faire et on attend que les loupiotes s’éteignent sur un fond de décompte façon décollage de fusée. Et se relever ne paraît pas être une mince affaire, parce que quand la culpabilité frappe, elle frappe fort. Mais elle permet de nous remettre les idées en place après avoir vu des étoiles en chancelant. On n’a pas tous la même vie, les mêmes droits. Et si la dissonance cognitive nous permet de ne pas devenir fous en floutant les horreurs de ce monde, notre coeur nous offre parfois l’opportunité de nous battre pour une cause que l’on avait jamais mise au premier plan. Parce que notre histoire, nos amours, nos amis, nos drames, nos bonheurs, nous font ouvrir les yeux sur des situations dans lesquelles nous nous retrouvons du jour au lendemain. Alors plutôt que de se flageller parce que l’on n’avait auparavant jamais — ou trop peu — eu conscience de certaines problématiques, embrassons le fait d’en avoir désormais conscience et de pouvoir se battre pour faire évoluer les choses.